Une grand-mère, une mère et sa petite fille de 4 ou 5 ans que je nommerais Anna, sont à une dizaine de mètres de moi, sur le quai de la gare. Elles sont suffisamment près pour que j’entende leurs échanges.
La grand-mère regarde Anna et dit à sa fille : « Anna me regarde avec un regard noir ».
La grand mère ajoute : « de toute façon, elle ne m’aime pas ».
Anna ne bouge pas, je ne vois pas son visage.
La mère réagit et dit à sa fille : « baisse les yeux, baisse les yeux, je te dis ».
La grand-mère et la mère échangent des regards complices.
Anna tourne légèrement la tête, j’aperçois son visage fermé.
La mère regarde Anna et lui dit : « y a un problème ?, y’a un problème ? »
Le train arrive et je pars.
Mettons nous à la place d’Anna. Imaginons ce qu’elle a pu ressentir.
Si, en effet, Anna jetait des regards noirs à sa grand-mère, c’est qu’elle avait bien des raisons de le faire. Les enfants préfèrent sourire que d’envoyer des regards durs. Sans extrapoler, on peut déjà constater que les propos à l’encontre d’Anna sont très durs. L’autorité exercée par la mère en disant ‘baisse les yeux, je te dis’ est d’une violence telle qu’elle empêche Anna de réagir comme elle le souhaiterait. Anna comprend que ses réactions ne sont pas les bonnes puisque sa mère le dit. Anna aura bien des difficultés, si ces injonctions à se taire persiste, à se faire confiance, à croire en ce qu’elle ressent. Elle devra taire en elle ses émotions.
Une enfant en si bas âge a un fort besoin de présence, de compréhension, et d’être validée par ses parents ou grand-parents.
Ici aucune des deux ne la soutient. Pire, elles sont complice et s’évertuent à asseoir leur autorité et pouvoir sur l’enfant sans défense. La mère d’Anna, peut-être pour plaire à sa mère, plutôt que de venir au secours de sa fille, s’acharne et justifie les propos de sa propre mère. Elle sont d’accord entre elles, le problème vient de la petite Anna. C’est faux! le problème vient des adultes qui ne comprennent pas l’enfant qu’est Anna et des adultes qui n’ont jamais questionné le mode éducatif qu’elles ont reçu et qu’elles perpétuent. Un mode éducatif qui prend peu en compte les besoins de l’enfant, un mode éducatif qui dresse les enfants pour qu’ils correspondent aux désirs des adultes. C’est un mode coercitif, qui prive l’enfant de ses ressources, de ses facultés émotionnelles. L’enfant ne sera pas libre de ressentir ses émotions, elles seront toujours en réponse à ce qu’il comprend devoir ressentir. Mais l’enfant ressent malgré tout les injustices, les agressions, les regards et paroles blessantes. Pour survivre dans un climat de tension extrême pour lui, l’enfant va minimiser l’impact que cela a sur lui et, adulte, justifier les agissements de ses parents. Les conséquences majeures pour Anna sont destructrices de sa personne:
– elle va perdre la confiance en elle
– en amour propre
– elle aura des difficultés à être présente dans sa propre vie
– à aimer et à se laisser aimer…
« Une violence banalisée et tolérée
La Violence Educative Ordinaire est une violence physique et/ou verbale qualifiée d’ « éducative » parce qu’elle fait partie intégrante de l’éducation à la maison et dans tous les lieux de vie de l’enfant dont les écoles. Elle est dite « ordinaire » parce qu’elle est souvent quotidienne, considérée comme banale, normale et tolérée sinon même parfois encouragée.
Elle est pratiquée depuis des millénaires, dans le monde entier dans le but d’éduquer l’enfant. L’UNICEF, dans un rapport de 2014 intitulé « Cachée sous nos yeux », rappelle que la majorité des enfants, sur toute la planète, dès leur première année de vie, subissent des humiliations verbales et physiques.
En France, aujourd’hui, 85 % des enfants subissent quotidiennement cette violence éducative ordinaire. Un enfant sur deux est frappé avant l’âge de 2 ans et les trois quarts avant l’âge de 5 ans.
Mais elle se manifeste aussi très souvent par des paroles dévalorisantes, humiliantes, blessantes, (« tu n’es pas gentil, tu es méchant, ce n’est pas bien ce que tu fais ! » etc.), du chantage, des menaces, des moqueries, des mensonges, de la culpabilisation, par des gestes brusques ou brutaux. Les adultes poussent l’enfant, le tirent, le frappent, le secouent, le giflent, lui donnent une fessée, le punissent, lui font peur, crient, font les gros yeux. »